Soldats de France - Association Nationale de Soutien à nos Soldats en Opération (ANSSO)

13/05/54 - Lieutenant Paul BRUNBROUCK (28 ans) 4eme RAC



13/05/54 - Lieutenant Paul BRUNBROUCK (28 ans)  4eme RAC
Ce grand et athlétique garçon au visage anguleux dissimulait derrière l'ironie de son regard bleu et sa causticité gouailleuse, une âme bien trempée de foi et de patriotisme au gré des épreuves de sa jeunesse. Né à Roubaix en 1926 dans une très nombreuse famille, orphelin très jeune, élevé par une soeur aînée, il a quatorze ans lorsque sa province est occupée par les Allemands. Il entre à Saint-Cyr parmi l'élite de la promotion "Général FRERE" et, à sa sortie, choisit de servir dans l'artillerie coloniale.

Arrivé en Indochine en janvier 1953, il est affecté au 11/4e RAC comme officier de liaison et observation en opérations dans le delta tonkinois et à Na San, puis comme lieutenant de tir à la 4e batterie. A ce poste, il ne tarde pas à s'attacher ses 80 Africains et sa vingtaine d'Européens pendant les opérations du deuxième semestre 1953 dans le sud du delta. Le 4 décembre, son capitaine, appelé à assurer l'intérim d'adjoint au commandant de groupe à Thaï Binh, lui transmet le commandement de la batterie alors à Phu Ly. L'intérim durera jusqu'à sa mort ; la 4ème batterie deviendra de fait la "Batterie Brunbrouck".

Le jour de Noël le PC du groupe et de la 4e batterie sont aérotransportés à Diên Biên Phu. Le PC s'installe àl'Ouest de la Nam Youm au sud de la piste d'atterrissage, auprès des huit 105 de la Batterie autonome du Laos dont les personnels vont être remplacés par ceux des 5e et 6e batteries. La place manque pour la 4e qui, après un séjour au réduit central Claudine au sud de la piste, sera bientôt placée à l'Est de la rivière dans le P.A. "Dominique 3". Cette circonstance va déterminer son destin... et son exploit...

Cette nuit-là, Diên Biên Phu, déjà terriblement ébranlée par l'écrasement les 13 et 15 mars de deux de ses meilleurs bataillons (3/13e D.B.L.E,. et 5/7e R.T.A.), cette nuit-là, Diên Biên Phu va sombrer : les P.A. de Dominique et Eliane ont été emportés par le déferlement hurlant de milliers de Viêts. Ceux-ci se voient vainqueurs et jettent deux régiments de la division 312 vers le polit de la Nam Youm. Le coeur du dispositif est là, à quelques centaines de mètres, et, croient-ils, Il n'y a plus rien, plus personne pour les arrêter, hors une batterie de quatre (obusiers) 105 HM2 du 4ème R.A.C., bien frêle obstacle pour les vainqueurs de Dominique.

Mais cette batterie est commandée par Brunbrouck et ce combat... c'est le sien.

En un instant, les quatre tubes à l'horizontale déversent à une folle cadence leurs obus, à bout portant, dans les colonnes viêt. Tout le personnel non strictement indispensable au service des pièces, les chauffeurs, les téléphonistes etc. ... empoignent un fusil... Les Africains, les Européens font face ...

Brunbrouck est partout, rassure les uns, conforte les autres, rameute les fuyards éperdus, récupère ici une mitrailleuse, là-bas un mortier de 60 et tout le monde tire à tout va sur un assaillant d'abord médusé, puis vite conscient d'être tombé dans une nasse mortelle. D'autant plus qu'au mur de feu de Brunbrouck s'ajoute celui de son camarade de promotion de Saint-Cyr Filaudeau et de ses tirailleurs de la 12e compagnie du 3/3e R.T.A, cramponnée sur le dernier piton Dominique, un mouchoir de poche... A quelques centaines de mètres Luciani et ses légionnaires paras (du 1er B.E.P.) s'accrochent désespérément aux derniers lambeaux du P.A. Eliane.

Les compagnies viêt hésitent, refluent, se ruent de nouveau. Les Bô-dôi vont-ils gagner, passer ? NON ! Les artilleurs, pris à la gorge, ne plient pas. Brunbroucken fait des démons...

L'ordre lui est donné - deux fois répété - de faire sauter ses canons. Brunbrouck refuse vertement : - " Bande de Cons... , envoyez-moi des munitions d'infanterie et, demain, je ramènerai mes pièces !" Le Colonel Langlais, chef et même plus encore âme de la défense, que le rude langage ne trouble certes pas, en reste tout de même éberlué un bref instant et lâche un :

"Chapeau, l'artilleur !" très rare et très grand compliment dans sa bouche.

Mais les Viêts veulent leur pont et leurs sections, reformées, repartent à l'assaut en masses hurlantes, Gouaillées par l'échec précédent. Au tir dévastateur des quatre 105 de Brunbrouck, qui les cloue sur place, s'ajoute maintenant le feu serré des mitrailleuses quadruples de 12,7 qui écharpent les Viêts en longs traits de feu par-dessus la Nam Youm, dans un fracas de volcan. Les vagues de Bô-dôi se brisent, tournoient, déboussolées. C'est fini, le ressort est cassé. Brunbrouck et les siens ont gagné, le pont n'est pas franchi et, demain, Brunbrouck ramènera ses canons et ses bigors.

Fait d'armes exemplaire : rien n'a fait céder Brunbrouck, ni la disproportion des forces - deux régiments d'un côté, une maigre batterie, moins de cent hommes, de l'autre -, ni l'adéquation de principe entre les Bô-dôi, la meilleure infanterie du monde, disait-on souvent, et ses braves artilleurs africains, ni l'atmosphère d'effondrement général, ni même l'ordre de détruire ses canons. Tout cela, Brunbrouck le sait mieux que quiconque, mais il en fait son affaire, c'est son jour, son combat. Il est face aux Viêts, bien sûr, mais plus encore face à lui-même, à son devoir, à son destin.

Chacun de nous, chacun de vous, jeunes officiers, aura une fois, une seule fois sans doute, l'occasion de se mesurer à lui-même et de se surpasser... ou non. L'homme est alors seul et, si j'ose dire, tout nu, vulnérable, fragile, et, je crois, il a peur.

Mais voilà qu'il est pris d'une sorte de rage froide, que tout ce qu'il a su mettre en lui de détermination, de maîtrise de soi, jaillit en un torrent inextinguible : son choix est fait, c'est le choix du sommet, du courage conquis. Tout aussitôt, autour de lui, chacun se surpasse, se veut, d'instinct, à la mesure de l'homme d'exception qui vient de naître là, sous ses yeux.

Cela, c'est toute l'histoire de la batterie Brunbrouck et du pont de Garigliano - pardon, du pont de la Nam Youm : un homme, à lui seul, a fait basculer le destin être poussé la défaite provisoirement hélas ! Mais c'est une autre histoire.

Cet homme là, c'est l'un de vous, à peine plus âgé - 27 ans -, mais si semblable à ce que vous rêvez d'être, à ce que vous pouvez être. Oui , l'un de vous éclatant de dons, certes, une joyeuse force de la nature, une intelligence claire, un jugement sûr, le sens de l'amitié partagée, une très profonde et très discrète foi chrétienne éclairant la vie, la conscience d'avoir tout cela, et la modestie en plus.

Lequel de vous ne rêverait d'être ce Bayard ? Et vous savez bien qu'un grand destin est un rêve vécu...

Le clair destin de Brunbrouck, lui, va hélas, s'achever aussitôt, comme les super novae qui illuminent le ciel, éclatent et meurent. Un seul éclat, certes, mais quelle lumière ! Et quelle mort...

Le mardi 13 avril, Mardi Saint, un coup direct de 105 écrase son abri de combat et le blesse grièvement. Il sent qu'il va mourir, se confesse, communie, puis rassemble ses dernières forces et exhorte ses hommes à combattre de toute leur énergie, de tout leur courage, avec une véhémence, une âpreté qui frappe chacun. Ensuite, ensuite seulement, il est conduit à l'antenne chirurgicale, juste à temps pour qu'il sache que mes mains amies lui fermeront les yeux, après le grand Adieu que nous avons eu le temps d'échanger, sous les yeux de mes infirmiers, vrillés d'émotion.

Voilà comment a combattu, comment est mort mon ami Paul BRUNBROUCK...

Docteur J. GINDREY,
chirurgien à Diên Biên Phu